mercredi 6 mars 2013

Débat : Faut-il renoncer à noter les vins ?


Avec le développement des nouveaux médias (réseaux sociaux, blogs…), la polémique sur la notation des vins enfle. Outils d’évaluation précieux pour certains, les notes sont désormais accusées de renforcer le pouvoir des experts, voire d’être antidémocratiques. 


La scène se déroule il y a quinze ans, dans un club de dégustation plutôt connu et cossu de l’Ouest parisien. Un amateur œnophile, tire-bouchon en main et regard moiré d’envie, lançait à la cantonade :« Vous allez voir, nous allons nous régaler, je vais ouvrir une grosse quille, un 97 sur 100 Parker, préparez-vous au grand choc… ».

L’année dernière, c’est pourtant le même passionné qui, au sein du même club, entamait une dégustation par ces mots : « Nous nous fichons pas mal des notes, de ce que disent La RVF ou Robert Parker, n’est-ce pas ? Le vin, ce n’est pas ça ; le vin, c’est la liberté ! ». Spectaculaire, ce revirement résume à lui seul l’ampleur du débat, voire la polémique qui agite la planète vin. Popularisée puis plébiscitée dans les années 80 et 90, la notation des vins sur 5, sur 20, voire sur 100 est aujourd’hui critiquée et remise en question, parfois par ceux-là mêmes qui l’avaient portée aux nues.

UNE ÉMULATION STIMULANTE
Tout change autour de nous. Le boom économique du vin, la mondialisation, la spéculation sur les meilleures bouteilles, les frustrations de ceux qui n’ont plus accès aux grands crus et l’essor d’Internet ont bouleversé les repères traditionnels. Conséquence, le consensus autour des notes s’est transformé en âpre champ de bataille.
Pour les plus optimistes, la hiérarchisation du vin par la notation conserve des avantages : les notes constituent un outil d’évaluation mémorisable précieux pour les consommateurs, noter contraint les experts à s’engager et favorise aussi une émulation stimulante entre les amateurs et les professionnels. Mais pour une frange croissante du public, voire de certains producteurs, la notation se distingue surtout par ses points négatifs : elle camouflerait la subjectivité du dégustateur au nom d’une prétendue approche objective, voire universelle du vin et, surtout, elle simplifierait à outrance, nivelant les différences et uniformisant le goût du vin. Ce qu’un fin observateur comme l’écrivain Jean-Paul Kauffmann résume d’une formule limpide : « La notation systématique a supprimé la dimension sacrée du vin ».

UNE IDÉE RÉCENTE ?
Il n’y a pas si longtemps, il est vrai, l’homme appréhendait encore le vin sans le noter. Dans les années 60, pour le raconter, il y avait surtout des plumes : Raymond Dumay, Alec Waugh… Et plus près de nous Bernard Ginestet ou Pierre-Marie Doutrelant, dont le livre fameux, Les Bons vins et les autres (Seuil, 1976), dressait un panorama du vignoble français assorti d’un guide de l’acheteur dans lequel ne figurait pas une seule note ! L’idée de noter les vins semble en effet récente. Elle serait née aux États-Unis, en Californie, à l’université de Davis, à la fin des années 50, promue par des œnologues soucieux d’évaluer techniquement leurs produits. Mais on prête beaucoup aux Américains. En réalité, plusieurs concours vinicoles en France employaient la notation sur 20 dès les années 30. Et l’on retrouve des vins décrits et notés, sur 20 toujours, dans La Revue du vin de France, dès 1951. Abandonnées en 1953 à la mort du fondateur Raymond Baudouin, les notes ne réapparaîtront dans nos colonnes, timidement, qu’à partir de 1980.
Passée sur 100, la notation chiffrée des vins est popularisée vers la fin des années 70 par Robert Parker, avec sa lettre Wine Advocate. Cet avènement correspond à un contexte économique et social précis. Dès la fin des années 60, l’essor de la société de consommation favorise la publication de “bancs d’essais” dans la presse. La notation chiffrée se généralise peu à peu : machines à laver, films, musique… tout y passe, de l’objet le plus utilitaire à l’œuvre d’art. Il n’y avait aucune raison que le vin y échappe. Face à l’inflation du nombre de vins à vendre, le consommateur s’empare des notes, outil de simplification et de prise de décision. Pour le marchand de vin comme pour le producteur, la note devient un outil commercial de premier ordre, efficace et gratuit.

DÉJÀ, AU TEMPS DES ROMAINS...
Remise au goût du jour depuis les années 80, l’évaluation du vin n’est pourtant pas une nouveauté, l’archéologie en témoigne. Depuis ses origines, le vin est synonyme de pouvoir, de rang social et économique. Un esclave pour une amphore de vin : le prix payé par les chefs barbares aux commerçants grecs et romains n’est pas une légende. Dès l’époque romaine, les meilleurs “crus” de Campanie, dont le fameux Falerne, étaient référencés et distingués dans les textes de Pline et Columelle. Même phénomène de ce côté des Alpes ! Au fil des siècles, la connaissance, les données géographiques, les préférences des princes et des marchands ont fixé en France, pour un temps plus ou moins long, la hiérarchie des crus et des régions productrices. Et aujourd’hui encore, le vin demeure un produit à part, “aristocratique”, un des derniers à propos duquel on recourt à des qualificatifs désuets : noblesse, race, distinction, supériorité…
Cette tradition historique est-elle la seule explication à cet appétit de notes ? Sans doute pas. La note peut en effet simplifier la vie du consommateur et… du dégustateur. Après avoir dégusté des centaines d’échantillons, il est plus facile de se rappeler une note qu’un cocktail de sensations organoleptiques : visuelles, olfactives, gustatives et tactiles. « La note est une réduction », affirme Bernard Burtschy, statisticien et critique au Figaro, selon qui « la note et le texte concernent des publics différents, l’une complétant cependant l’autre ». Une complémentarité également défendue par Antoine Gerbelle, membre de La RVF : « Le ressenti de la dégustation produit le commentaire qui, par traduction simplifiée, donne naissance à la note ».

LE SOUVENIR DES ÉMOTIONS
La note serait donc un aide-mémoire permettant de localiser et de faire remonter à la surface le souvenir de nos émotions. Elle peut même suppléer les mots qui ne viennent pas. « J’ai besoin des notes, elles complètent tout ce que je ne sais pas dire », explique Yvonne Hégoburu, vigneronne à Jurançon (domaine de Souch).
Autre femme du vin, Jeannie Cho Lee, première Asiatique Master of Wine, notait bien avant de devenir critique professionnelle : « La note est un outil commode pour offrir un instantané rapide. C’est une façon rigoureuse de comparer les vins selon des critères d’excellence en termes de style, de variété et de région pour, en définitive, pouvoir émettre un jugement global sur un vin ». Tous les écrivains du vin insistent pourtant sur un point : la note n’est ni suffisante, ni autonome. Y compris Robert Parker, qui l’a popularisée : « Pour moi, la note n’est là que pour mettre en valeur et compléter les commentaires de dégustation, qui sont mon principal outil pour vous communiquer mes jugements », écrit-il régulièrement dans l’introduction de ses guides.

UN ENGAGEMENT FORT
Autre intérêt de la notation : y recourir réclame un certain courage de la part de l’expert. Cela, tous les enseignants vous le diront. « Les grands dégustateurs se distinguent par leur capacité à attribuer sans trembler un 5 sur 20 à tel vin goûté à l’aveugle, un 20 sur 20 à tel autre. Les experts moins aguerris n’ont pas cette amplitude et oscillent entre 12 et 17 sur 20 », témoigne Denis Saverot, directeur de la rédaction de La RVF.
La nécessité de noter, donc de s’engager davantage, apparaît parfois à l’issue d’un cheminement personnel. « Pendant quinze ans, j’ai refusé de noter les vins, explique Antoine Gerbelle. Dans mes articles, dans mes guides, je mettais en  avant les meilleurs domaines et mes préférences parmi leurs vins, point final. Avec l’expérience, j’ai vu que ce système manquait de précision, que ce confort intellectuel trahissait un refus d’engagement. La note est une véritable prise de risque critique qui, au final, m’a fait, je crois, gagner en clarté. ».

DE LA SUBJECTIVITÉ À L'OBJECTIVITÉ
Noter est donc un engagement. Oui, mais sur quelles bases ? Dans le camp des détracteurs de la notation, beaucoup soulignent la subjectivité de l’évaluation humaine du vin. Trop de paramètres fragilisent l’objectivité et la reproductibilité de la note : conditions de dégustation (aveugle, semi-aveugle, position de l’échantillon…), lumière sur le lieu de dégustation, état de fatigue du dégustateur, variabilité des bouteilles… Un seul exemple : même en essayant de pratiquer une notation “absolue”, avec le maximum d’objectivité, il est évident que Lafite ou Margaux sortiront mieux notés dans une dégustation horizontale de 1992, millésime faible, que dans une dégustation verticale du cru.
Après avoir beaucoup pratiqué, le grand critique Michel Bettane sonne la charge : « L’idée de notation universelle est idiote. Elle tend, beau mensonge, à faire croire qu’une même échelle peut servir pour tous les produits, du vin demi-industriel au cru le plus capricieux. Le consommateur roi et débile y trouve son compte, le marchand aussi, association parfaitement au point de pervers et de malfaiteurs. La liaison d’une note chiffrée et d’un prix semble irréversible, autre forme de perversion mentale aimée du plus grand nombre ».
Comme la plupart des experts, Jeannie Cho Lee nuance aussi la prétention à l’universalité des systèmes d’évaluation : « On évalue souvent la qualité d’un vin dans le contexte d’un style et parfois d’une gamme de prix. Et là, l’expérience reste déterminante. La multiplication des dégustations de vins d’une même région, issus de nombreux producteurs, fournit le nécessaire étalonnage qualitatif, facilitant le positionnement d’un vin donné dans une hiérarchie régionale et stylistique. Les professionnels sont en général spécialisés dans telle ou telle région, accumulant ainsi une expérience large et profonde… ».

LA "BASE" PROTESTE
Mais la notation magistrale se heurte à d’autres formes de contestations. Depuis l’avènement d’Internet, la note est devenue un enjeu de pouvoir qui oppose les critiques professionnels à la communauté des amateurs regroupée dans les forums ou sur Facebook.
Ces derniers ont souvent le sentiment de subir une note venue d’en haut, expression d’un fond culturel ou du parti pris stylistique du prescripteur. Beaucoup d’amateurs décèlent là une attitude péremptoire, antidémocratique. Il n’est pas rare, dans les clubs de dégustation, d’entendre cette récrimination : « Avec leurs notes, les experts distribuent des “Ce n’est pas bon” à la volée. On aimerait entendre plus souvent des “Je n’aime pas” ». Notons encore que les barèmes de notation des vins sont calqués sur les systèmes d’évaluation scolaire : sur 20 en France, sur 100 aux États-Unis (avec une “moyenne” à 70). Un héritage dénoncé par les altermondialistes qui voient là la reproduction de l’esprit de compétition aride qui caractérise nos sociétés occidentales.

NOTE ET UNIFORMISATION
Autre antienne contre la notation, cette affirmation : « La notation favorise l’uniformisation des vins ». Sébastien Lapaque, écrivain et critique littéraire, stigmatise « ceux qui produisent des vins gonflés, boisés, bodybuildés en espérant décrocher une note supérieure à 90/100 dans le Guide Parker ». À titre de rétorsion, Lapaque a renoncé à toute notation et a même exclu les bordeaux de ses guides. Le filmMondovino de Jonathan Nossiter, sorti en 2004, cristallise cette mise en cause du nivellement consumériste et industriel, dont la notation serait un avatar. Quitte à cultiver certains amalgames idéologiques : d’après le film, d’un côté les méchants capitalistes proches de l’industrie confisquent le goût du vin, de l’autre le gentil paysan sud-américain ou sarde, proche de la nature, produit un nectar forcément authentique… Le même type de défiance face à la globalisation et à la simplification anime le parfois caustique Hugh Johnson. Dès le milieu des années 90, il affirmait, dans l’édition anglaise de sonPocket Wine Book, que « l’Amérique aime les nombres (à l’instar de tous les vendeurs) parce qu’ils sont plus simples que les mots ».

REFUS DE LA SIMPLIFICATION
Les critiques de la notation sont-elles le monopole de la mouvance altermondialiste, de “bobos” sous le charme des vins naturels ou d’esthètes conservateurs ? Pas sûr. Depuis quelques années, certains producteurs rejoignent cette cohorte, avec des motivations diverses : esthétique hédoniste du vin, arguments éthiques, idéologie, refus de voir leur production comparée à celle des autres… En France, la famille Joly à Savennières (La Coulée de Serrant), Jean-Louis Chave en Hermitage ou encore Pierre-Emmanuel Taittinger en Champagne sont très critiques vis-à-vis de la notation. Leurs mots sont toujours à peu près les mêmes : « Un vin réussi est ce qu’il doit être, par essence incomparable aux autres. Les mettre sur le même plan, dans le même barème, ne rime à rien, ne veut rien dire… ». Un producteur piémontais, Teobaldo Cappellano, disparu en 2009, avait pris le parti d’exprimer son refus des notes sur les contre-étiquettes de chacune de ses bouteilles : « Dans les classements, la comparaison, dogme des paresseux, devient terme numérique dissociant et non effort humain partagé », assénait le vigneron…
Adoptée parce qu’elle simplifiait la vie du consommateur, la note est encore menacée par… la prolifération des modèles de hiérarchisation. Les échelles de notation sur 10, 20 ou 100 sont régulièrement aménagées, nuancées. Partisan d’une hiérarchie par classe plus que par note, Michel Bettane raille ces « idiotes progressions par demi-point, voire quart de point, ineptes pour des vins en cours d’élevage et ridicules pour les autres ! ».

LA FORCE DE L'HABITUDE
Sa solution ? Revenir vers des classements à trois, quatre ou cinq niveaux (souvent des étoiles, parfois des mots : excellent, très bon, bon, bof, beurk…), des paliers dans l’esprit des classements historiques des crus bordelais de 1855 ou des terroirs bourguignons.
« Il est impossible d’imposer à un dégustateur un autre système de notation que celui dont il a l’habitude », tempère Bernard Burtschy, pour qui « l’expérience montre qu’un même barème est utilisé de façon différente par chaque dégustateur ».
Et la notation collégiale ? Lorsqu’elle respecte des règles strictes (unité de temps et de lieu), elle offre aussi une alternative à la notation individuelle. Au travers de leurs notes, les capacités des dégustateurs (cohérence, répétitivité, capacité de hiérarchisation et pertinence) peuvent être évaluées, ainsi que des “affinités stylistiques” entre les vins. Mais elle comporte un écueil de taille régulièrement souligné par le critique Michel Dovaz : « Toute dégustation collégiale sanctionnée par une note moyenne revient à raboter les différences. La pondération statistique gomme les prises de position individuelles ».
Existe-t-il une troisième voie ? Certains francs-tireurs ont abandonné toute hiérarchisation dans la dégustation, ou, comme Hugh Johnson, tournent le système en dérision : le “système Johnson” propose ainsi un retour à l’instinctivité, promue au rang d’antidote contre la prétendue « rationalité » de la note. En partant d’un simple “sniff” (coup de nez), Johnson propose d’évaluer le plaisir que procure un verre de vin, du simple bien-être jusqu’à l’achat compulsif de la bouteille et même du vignoble !

TOUS ACTEURS, TOUS PROPHÈTES
Après la domination du magistère Parker, il faut aussi noter l’émergence d’un nouveau modèle, les “notations collectives”, très différentes de la notation collégiale. L’idée, cette fois, consiste à accumuler puis à “moyenner” toutes les notes existantes, des plus crédibles à celles qui sont simplement disponibles. L’exemple le plus remarquable : le site CellarTracker, lancé en 2004 par Éric LeVine, alors chef de projet chez Microsoft. Cette base de données interactive associe et mouline une infinité de notations “expertes” et “populaires”, unies par la sacro-sainte échelle sur 100. Avec des statistiques impressionnantes : fin 2011, on pouvait consulter sur ce site plus de deux millions de commentaires concernant plus d’un million de vins. « L’affirmation de ce phénomène est inévitable, il va perdurer. Mais attention : trop d’informations tue l’information », avertit Bernard Burtschy.
L’audience va-t-elle prendre le pouvoir ? L’émergence des blogs, des forums, des réseaux sociaux au détriment des médias traditionnels et des experts traduit une contestation de la figure du critique professionnel et de l’absolutisme parkerien en particulier. Alors, tous acteurs, tous prophètes ? On connaît les risques de dilution et de nivellement par le bas de l’information, le danger du grand relativisme général ; mais ce glissement engendre aussi la possibilité pour l’individu ou le petit groupe de se réapproprier une esthétique gustative, de se forger une identité culturelle, de se mesurer aux experts.
En 2012, la question de la notation dépasse d’ailleurs le monde du vin. Comme dans les années 70, tout se note, mais aujourd’hui, chaque “consom’acteur” veut asséner sa note. « Dans un proche avenir, les experts locaux vont se multiplier, se contredire et, je l’espère, semer la zizanie dans ce domaine. L’ère Parker touche à sa fin », annonce Michel Bettane. Paradoxalement, c’est là où elle est née, à l’école, que la note tend à disparaître…

LA FIN DES NOTES ?


À l’issue de cette enquête, nous suggérons de retenir les points suivants. 1) Il est aussi difficile d’évoquer la qualité d’un vin avec une note que de faire revivre une saveur avec un descriptif aromatique. L’addition des deux procédés peut être considérée comme le moins mauvais des systèmes. 2) L’évolution des modes de consommation et de communication permet à la note, pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, de devenir une aventure personnelle, ou du moins locale. 3) Plusieurs questions demeurent : cette démocratisation de la notation répondra-t-elle aux besoins des consommateurs néophytes sur la planète ? Satisfera-t-elle la galaxie des marchands et les producteurs ? Sera-t-elle enfin à la hauteur de la passion hiérarchique que le vin, comme tous les produits nobles depuis les temps les plus anciens, a toujours suscitée ?

Source RVF n° 561 Mai 2012 - Par Pierre Citerne

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